Quand la nature bouscule les cépages : regards croisés sur les rouges natures de Bordeaux

20 juin 2025

L’insolente question des cépages : l’héritage bordelais face à la vague nature

Au détour de chaque rang de vignes, une question palpite : les vins rouges naturels de Bordeaux sont-ils encore principalement issus des cépages traditionnels — ou inventent-ils de nouveaux chemins, moins attendus, pour s’exprimer ? La réponse n’est jamais simple dans une région où l’héritage fait loi, où le cabernet sauvignon tutoie le merlot depuis plusieurs siècles, mais où depuis quelques années souffle une brise qui transporte, dans ses remous, l’odeur d’une possible révolution.

Le Bordelais, royaume des assemblages, trône sur près de 110 800 hectares de vignes (données 2023, CIVB), principalement plantées de merlot (66% du vignoble rouge), cabernet sauvignon (22%) et cabernet franc (9%). À ce trio éternel s’ajoutent quelques touches de malbec, petit verdot et carmenère, souvent reléguées au rang de faire-valoir ou de souvenirs d’un passé phylloxérique mouvementé (CIVB).

Mais ce socle identitaire, patiemment cimenté au fil des siècles, tient-il face à la déferlante des vins naturels ? Dans ce paysage où la nature reprend ses droits, les cépages traditionnels restent-ils les uniques voix du terroir, ou d’autres variétés percent-elles, discrètes ou audacieuses, la croûte des conventions ?

Petit glossaire nature : cépages traditionnels, cépages autochtones et cépages oubliés

Avant de plonger dans la réalité du terrain, il importe de distinguer quelques notions. Par cépages traditionnels, on entend habituellement ceux qui ont fait la réputation de Bordeaux : merlot, cabernet sauvignon, cabernet franc, malbec, petit verdot, carmenère — tous natifs (à une exception près) du Sud-Ouest ou acclimatés à ce sol graveleux où la vigne s’est enracinée avec opiniâtreté.

Mais le terme de cépages autochtones invite à resserrer la focale : car dans le Bordelais, ce sont justement les “oubliés”, tels le prunelard, le castets ou le saint-macaire, qui racontent les premiers chapitres d’une saga bien plus ancienne que le merlot, apparu massivement seulement au XIXe siècle (Institut National de l’Origine et de la Qualité, INAO).

Enfin, les cépages résistants incarnent l’élan contemporain face au changement climatique, des hybrides issus de croisements réfléchis pour résister aux maladies — et qui, eux, bousculent toutes les définitions figées. Le vin nature, par essence, aime jouer sur toutes ces cordes à la fois.

Dans la réalité des chais naturels : continuité ou rupture ?

Sur le terrain, la réponse apparaît nuancée, éclatée, bigarrée. D’après l’équipe du syndicat de la S.A.I.N.S. (Syndicat des Artisans Indépendants de la Nature et du Sol), près de 80% des vins rouges naturels produits à Bordeaux restent encore issus du trio magique merlot/cabernet/cabernet franc — pour des raisons à la fois réglementaires (les cahiers des charges AOC), pragmatiques (les parcelles plantées historiquement) et gustatives (attentes des amateurs, du marché).

Toutefois, le mouvement nature a ouvert des brèches. Certains vignerons, à l’ombre des grands châteaux, redécouvrent d’anciens cépages : le malbec (appelé cot dans d’autres régions), jadis quasi disparu, connaît une seconde vie — on le retrouve désormais chez des producteurs aussi pointus que Château Lescaneaut (Castillon-Côtes de Bordeaux) ou au Clos du Jaugueyron (Margaux).

Plus rare encore, la résurrection des cépages comme le castets ou le marselan, introduits dans la liste officielle des cépages “d’avenir” par l’INAO depuis 2019, dans le cadre du Plan Climat Bordeaux (Vitisphere). Ces variétés, oubliées ou nouvelles venues, trouvent refuge chez des vignerons à l’avant-garde, souvent issus du monde nature, pour leur résistance naturelle aux maladies et leur expression aromatique singulière.

  • Castets : plus résistant au mildiou, tannins soyeux, arômes de fruits noirs, faible besoin en intrants.
  • Marselan : croisement de cabernet sauvignon et grenache noir, notes de violette et poivre, connu pour sa rusticité.
  • Arinarnoa, Touriga Nacional : introduits pour leurs aptitudes face à la sécheresse croissante.

Les contraintes et les choix : entre règlementation, climat et identité

Le choix du cépage relève rarement d’un caprice poétique. Il obéit à trois maîtres : la réglementation, le climat et la fidélité à un sol.

  • Règlementation : Les vins en AOC Bordeaux (ou satellite : Côtes, Graves, etc.) n’admettent que 6 cépages rouges officiellement. Déroger à cette règle, c’est perdre l’appellation… sauf dérogation obtenue dans le cadre d’expérimentations “Plan Climat”.
  • Climat : La menace climatique fait bouger les lignes. Les dernières décennies ont porté la température moyenne bordelaise à 14,5°C contre 13°C dans les années 1980 (Météo France). Résultat ? Le merlot, longtemps plébiscité pour sa précocité, donne aujourd’hui des vins parfois puissants, moins frais ; cela incite certains à replanter du cabernet franc ou à tenter des hybrides.
  • Identité : Le mouvement nature interroge l’expression “authentique” du terroir. Pour beaucoup, l’authenticité ne signifie pas l’immuabilité : s’ouvrir à d’autres cépages peut s’apparenter à un retour à la biodiversité originelle… et à un geste de résistance.

Quelques voix audacieuses rompent déjà délibérément avec le “tout merlot” : David Barrault (Château Tire Pé, en Côtes de Bordeaux), travaille à revaloriser le malbec. Les Tonneliers du Château Lapeyronie, quant à eux, ressuscitent des ceps centenaires de carmenère sur une parcelle confidentielle, pour un rouge vibrant et inattendu. À Pauillac, un collectif expérimente déjà avec le touriga nacional, héritage du Douro portugais adapté aux fortes chaleurs.

Sous le voile de la nature : cépages interdits, microlots et expériences à huis clos

L’univers nature aime la marginalité, et certains vignerons jouent avec les limites. Des microlots “confidentiels”, hors AOC, accueillent des cépages parfois officiellement interdits mais tolérés pour des micro-vinifications : prunelard, fer servadou, et même syrah à la lisière des Graves.

À Saint-Émilion, par exemple, une poignée d’artisans testent d’anciennes souches, replantées discrètement. Les volumes restent faibles ; en 2022, moins de 0,5% de la surface bordelaise était plantée en cépages “non-traditionnels” (Vitisphere), mais le mouvement est lancé.

Cette discrétion rappelle une époque où le Bordelais, avant la crise du phylloxéra (fin XIXe siècle), cultivait jusqu’à 29 cépages différents dans certaines parcelles (source : Pierre Galet, Cépages et vignobles de France, 2000). Un patrimoine génétique que les partisans du vin nature veulent réinventer à leur manière — au risque parfois de s’éloigner du goût typiquement bordelais… ou alors de le retrouver, profondément transformé par la créativité.

La dimension sensorielle : le goût du cépage ou le goût du vin ?

Au fond, toute la question bascule ici : recherche-t-on le goût du cépage, ou l’émotion du vin, ce souffle vivant de la nature qui enlace la vendange ? Les vins rouges naturels, particulièrement, déplacent l’intérêt des arômes “variétaux” (issus du cépage pur) vers ceux du vivre-ensemble : fermentation spontanée, macérations longues, élevages oxydatifs, parfois en amphores ou en jarres de grès, qui magnifient la spécificité d’un millésime ou d’un lieu autant, sinon plus, que celle du cépage.

Plusieurs dégustations récentes, notamment lors du salon Les Affranchis 2023 à Bordeaux, le prouvent : impossible, parfois, d’identifier à l’aveugle un 100% cabernet franc, un merlot nature ou un assemblage avec petite part de castets tant les techniques de vinification (grappes entières, élevage sur lies, soufre absent) rebattent les cartes sensorielles.

  • Un merlot nature de la région de Blaye surprend par ses notes acidulées de groseille et de poivre blanc.
  • Un assemblage expérimental cabernet-marselan, en amphore, dérive vers une minéralité presque saline, loin de l’image classique du Bordeaux corsé et boisé.

Le vin nature, ici, sort le cépage de sa case, brouille les pistes, revendique la liberté de la bouche et la vitalité du vivant.

Renaissance ou disruption : le paysage des cépages naturels aujourd’hui

Au terme de cette plongée entre sol, mémoire et paroles vigneronnes, une certitude demeure : les vins rouges naturels bordelais ne rompent pas radicalement avec les cépages traditionnels — mais ils transforment leur usage, leur assemblage, leur proportion. La tradition se fait matière vivante, modulable, respirante.

Quelques signes d’avenir s’esquissent déjà :

  • La surface plantée en cépages “alternatifs” à Bordeaux est encore modeste, mais en hausse : +300% sur les cinq dernières années, selon le CIVB.
  • Le recours à des cépages plus “résistants” ou précoces répond à une logique agroécologique, permise et parfois encouragée par les démarches en nature (moins de traitements, plus de biodiversité dans la parcelle).
  • L’ouverture à de nouveaux goûts génère une clientèle curieuse, friande de surprises et de singularités, venues bousculer les codes… et les papilles.

Demain, peut-être, croiserons-nous de jeunes vignes de castets, de prunelard ou de touriga nacional dans le miroir tremblé des Graves ou sur les argiles de Fronsac. Et il se pourrait que le plus beau visage du vin nature ne soit pas la rupture, mais la naissance d’une nouvelle fidélité : celle qui, entre audace et racines, écrit une page vivante du paysage bordelais.

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