L’alchimie bordelaise revisitée : secrets et diversité des assemblages en vins naturels

14 juin 2025

Les bases classiques de l’assemblage à Bordeaux : héritage, contraintes et ouverture

Peut-on parler d’assemblage à Bordeaux sans évoquer l’incontournable trio qui façonne depuis deux siècles l’identité des rouges locaux ? Merlot, Cabernet Sauvignon, Cabernet Franc : ce triptyque, patiemment sélectionné entre le XIXe siècle et l’après-phylloxéra, structure encore la plupart des cuvées conventionnelles (source : Conseil Interprofessionnel du Vin de Bordeaux).

  • Merlot : le cépage le plus planté (environ 66% des surfaces rouges en 2021), réputé pour sa souplesse, ses fruits rouges, ses tanins mûrs. Il apporte rondeur, chair, immédiateté.
  • Cabernet Sauvignon : pilier des Graves et du Médoc (23% du vignoble), il joue la carte de la structure, de la tension, des arômes de cassis ou de poivron.
  • Cabernet Franc : moins courant en conventionnel (environ 9%), mais pilier discret de la fraîcheur et des épices, notamment en Libournais.

Ce modèle d’assemblage, chaque vigneron le module selon son territoire : à Saint-Émilion, le Merlot règne, à Margaux ou Pauillac, la part du Cabernet Sauvignon grimpe. Les contraintes de l’AOC, surtout en conventionnel, structurent ces assemblages : l’introduction de cépages nouveaux reste limitée, et les degrés d’alcool ou d’extraction tendent souvent vers une « norme ».

Or, le vin naturel secoue ces codes. Certains adeptes du sans-soufre revendiquent une fidélité sincère à ces trios historiques, convaincus que leur terroir, sans intrants œnologiques, peut enfin vibrer sans artifice. D’autres s’en affranchissent radicalement.

Du manifeste naturel aux choix paysans : l’assemblage comme outil d’émancipation

Dans le monde du vin naturel bordelais, l’assemblage cesse d’être une recette universelle pour devenir un manifeste de liberté, un révélateur des conditions du millésime, et parfois même un acte politique. Les vignerons naturels, bien que minoritaires (environ 1% des surfaces totales selon Nature & Progrès, 2023), expérimentent. Ils se rattachent à un héritage local, mais l’interrogent sans cesse.

  • Assemblages variables selon la vendange : la maturité des raisins dicte la dominante du millésime.
  • Macérations douces ou courtes, parfois en grappes entières, pour privilégier la buvabilité et miner l’hégémonie du bois ou de l’extraction.
  • Utilisation occasionnelle de cépages « oubliés », historiques ou récemment réhabilités (Carmenère, Malbec, Petit Verdot, Castet, Saint-Macaire).

Loin de la recherche d’un goût standardisé, l’assemblage naturel à Bordeaux est porté par la volonté de préserver le vivant du raisin, parfois jusqu’à composer des cuvées en mono-cépage « accidentellement » : le Merlot seul, ou un Cabernet Franc n’ayant pas trouvé son partenaire. Pour certains, c’est la météo qui commande : le gel ou la grêle amène à assembler ce qui a survécu, quitte à s’éloigner d’une typicité attendue.

Cépages oubliés et retour de la diversité : de l’ombre à la lumière

À Bordeaux, la tradition d’assemblage s’est longtemps appuyée, au XIXe siècle, sur une vingtaine de cépages. L’uniformisation post-phylloxérique (après le ravageur phylloxéra, vers 1875-90), puis l’essor des AOC et des marchés internationaux, ont réduit la diversité. Que sait-on encore du Carmenère, du Malbec (cot) ou du Petit Verdot ? Longtemps exilés ou marginalisés, ces cépages regagnent le cœur de quelques vignerons natures.

  • Carmenère : Ancien cépage local, réintroduit ces dernières années. Peu courant (0,2% du vignoble rouge), il offre du fruit, des épices, et une rusticité aujourd’hui revalorisée dans certains assemblages natures.
  • Malbec : Populaire en Argentine, il trouvait à Bordeaux, sa terre d’origine, une belle assise tannique et une couleur dense. Il revient dans des assemblages où il apporte profondeur, fumé et éclat de fruits noirs.
  • Petit Verdot : Cépage tardif, exigeant, mais puissant et floral. Il demeure minoritaire (1% des parcelles rouges) mais s’invite parfois, en proportion modeste, conférant fraîcheur et longueur.

À noter, l’apparition, encore marginale mais symbolique, de « cépages résistants » admis depuis 2021 dans la liste des cépages accessoires par l’AOC Bordeaux (source : Vitisphere), pour faire face au changement climatique.

Des pratiques d’assemblages à visage humain : méthodes, inspirations et exemples

Le dialogue constant entre terroir, millésime et intuition

Dans le vin naturel, l’assemblage est rarement strictement préétabli. Il se construit souvent en cave, à la dégustation des différents lots : telle cuve de Merlot jugée plus vibrante que telle cuve de Cabernet. Le geste s’apparente à une composition musicale – tester, goûter, recommencer.

Quelques exemples relevés auprès de vignerons rencontrés :

  • Certains optent pour la simplicité radicale – vinifier le plus pur produit d’un cépage, d’une parcelle, et n’assembler qu’à la cuve pour équilibrer l’acidité ou les tanins.
  • D’autres, lors de millésimes difficiles ou incertains, jouent l’assemblage de survie : tous les raisins disponibles, parfois issus de plusieurs parcelles ou cépages, réunis pour sauver le millésime.
  • Assemblage « post-fermentaire » : certaines cuvées naturelles voient leur équilibre défini après fermentation, rarement avant, ce qui contraste avec les méthodes conventionnelles.

Antonin, sensible à la mémoire des gestes, se souvient de discussions à la tombée du jour dans un chai d’Entre-deux-Mers, où la dégustation se faisait à la pipette, à l’aveugle des protocoles, et où chaque lot, chaque cuve, racontait la pluie, le vent, la patience d’un vigneron. L’assemblage devient alors l’empreinte de cette rencontre.

Quelques cuvées emblématiques et repères actuels

  • Château Le Geai (Gabarnac) : Cépage Merlot dominant, mais présence notoire de Carmenère, Malbec, Petit Verdot. L’assemblage varie selon les années, tout comme la proportion de bois neuf ou l’absence de soufre.
  • Château Barouillet (Montazeau) : Pratique l’assemblage Merlot-Malbec dans une version digeste, non collée, non filtrée, produite sans SO2 ajouté.
  • Domaine Emile Grelier (Lapouyade) : Prône des assemblages alternatifs, recherchant l’équilibre avec des cépages secondaires et privilégiant l’expression du fruit.

Si la recherche de légèreté, de fraîcheur, de digestibilité guide la majorité des assemblages naturels, la rigidité laisse place à l’écoute du vivant : millésime séchant sur pied, maturité inégale, tout réclame de l’humilité et des choix parfois improvisés.

L’assemblage hors cadre : cuvées en mono-cépages et blancs de noirs

Dans une minorité inspirée du vin nature, certaines cuvées renversent la logique bordelaise en assumant le mono-cépage. Résultat d’un choix ou d’une contrainte climatique ? Parfois les deux : une parcelle de Merlot rescapée, un vieux plant de Malbec expressif, une vigneronne curieuse de libérer le Cabernet Franc de ses attaches. Certains élaborent également des « blancs de noirs » naturels et des rosés éclatants en pressurage direct de Merlot ou de Cabernet, là aussi sans assemblage ni correctifs.

  • Environ 10% des cuvées natures dégustées en Gironde en 2022 étaient des mono-cépages assumés – un chiffre croissant, porteur d’identité forte (source : association Les Vins S.A.I.N.S.).

Là où l’assemblage conventionnel vise la constance, le naturel, parfois, choisit l’accidentel, le singulier, l’imparfait heureux.

État des lieux et émergence : quelles tendances pour les années à venir ?

Si Bordeaux naturel reste un archipel discret face à l’océan du conventionnel, son influence croît chez les amateurs éclairés et la nouvelle génération de vigneron.ne.s. Les assemblages se diversifient : retour aux racines paysannes, inclusion de cépages d’autrefois, adaptation aux défis climatiques (sécheresses, gels tardifs), multiplication des cuvées éphémères.

  • Le paradoxe bordelais : une région célèbre pour ses assemblages sophistiqués, mais que le vin naturel reconduit vers une simplicité radicale, ouverte, joyeuse. Là où la tradition voulait la stabilité, le vivant réintroduit le risque, la surprise et parfois, la poésie.

Pour comprendre les assemblages typiques du vin naturel bordelais, il faut accepter de dialoguer avec le passé, d’oser l’inédit et d’écouter le raisin autant que le vigneron. Ici, chaque cuvée devient la trace d’une négociation intime entre patrimoine et météo, et l’assemblage : un reflet mouvant du terroir en liberté.

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