Sous la peau du fruit : Les secrets de la vinification naturelle des rouges de Bordeaux

8 août 2025

La cueillette : des vendanges qui changent tout

À Bordeaux, vendanger à maturité pourrait paraître un truisme ; pourtant, dans le vin nature, le geste prend tout son sens. Ici, la récolte manuelle s’impose comme une évidence : pas de machines qui malmènent, pas de raisin abîmé, pas (ou très peu) de feuilles ou de pétioles écrasés dans les comportes.

  • Sélection sur pied : Chaque grappe est choisie à la main, au plus près de la maturité phénolique, parfois même baie par baie sur les plus vieux ceps (1).
  • Recherche d'équilibre : On veut la concentration, mais aussi la fraîcheur, cette tension acide qui garde le vin debout, qui résiste à l’ennui.
  • Éviter les raisins blessés : Le moindre grain éclaté peut lancer précocement – et hors contrôle – la fermentation : on préfère l’intégrité, on va jusqu’à évincer tout fruit douteux.

Cette minutie explique en partie pourquoi seulement 3 à 5% des surfaces bordelaises sont aujourd'hui certifiées bio, et beaucoup moins encore relèvent d'une approche totalement nature (Source : Interbio Nouvelle-Aquitaine, 2023).

L'encuvage du raisin : grappe entière ou éraflage ?

Le choix est crucial : travailler en grappes entières ou érafler (retirer la rafle, la tige) ? Les deux voies existent, parfois au sein d’une même cave, selon parcelle ou cépage.

  • La grappe entière favorise la macération carbonique : le raisin, intact, entame sa fermentation en douceur, sous l’effet du gaz carbonique produit par les levures naturelles – il en ressort des notes de fruits frais, de violette, parfois une énergie verticale remarquable.
  • L’éraflage évite l'amertume et la verdeur des rafles mal mûres. Il facilite une extraction traditionnelle, plus progressive, mais n’exclut pas la vivacité.

Dans tous les cas, peu de broyeurs ici : le pressurage est manuel, parfois au pied, parfois par simple foulage, pour garder l’équilibre du raisin et contenir l’oxygène.

Le ferment : respecter le vivant naturel

En vins nature, pas question d’ajouter des levures industrielles. Tout repose sur la flore indigène présente sur la peau du raisin, la cave, les outils. Ce choix porte des risques (fermentation plus lente, prise de mousse éventuelle, déviations microbiennes), mais surtout une formidable diversité aromatique.

  • Aucune adjonction d’enzymes ni bactéries sélectionnées.
  • Fermentation spontanée, habituellement entre 16 et 30 jours, selon la cuvée, la température, l’humeur de la vendange.
  • Certains rouges naturels de Bordeaux voient leur fermentation durer plus de 40 jours (ex. Cuvée Belle Bertille du Clos du Jaugueyron), lorsque la macération est prolongée volontairement pour structurer.

Ce qui frappe, c’est le silence relatif de la cave, la patience requise : pas de turbo, pas de correcteurs d’acidité ou de nutriments chimiques. Parfois, le temps s’allonge, le vin doute, s’égare, mais trouve sa route, rarement la même d’un millésime à l’autre.

Les extractions : l’art du geste doux

À Bordeaux, on aime l’extraction, ce nerf corsé des tanins. Mais le vin naturel s’en méfie.

  • Pigeage manuel : le chapeau de marc est enfoncé à la main dans le jus, de façon douce et répartie dans le temps. Le but : extraire couleur et structure sans forcer l'âpreté.
  • Remontages légers : on arrose le chapeau de marc avec du jus pour éviter son dessèchement et favoriser l’infusion, non la sur-extraction.

Antonin se souvient d’un vigneron de Blaye, méditatif devant sa cuve, qui parlait « d’écouter le vin respirer » plutôt que de vouloir le modeler. Ce respect accouche de rouges à texture fine, parfois insaisissable : il y a du fruit, du sol, mais toujours une part de mystère.

L’élevage : ni fard ni corset

Quand la fermentation s’achève, le vin n’est pas “fini”. Vient alors l’élevage – une étape sensible pour le vin nature. Ici, la philosophie est d’accompagner sans enfermer.

  • En cuves béton ou inox, le vin reste pur, préservant ses arômes primaires, sa fougue, sa lisibilité sur le fruit.
  • En vieux fûts (rarement neufs, sauf exception) : le but n’est jamais de boiser ou de maquiller, mais d’oxygéner doucement, d’arrondir, parfois d’assagir un tanin turbulent.

Certains vins naturels dorment plusieurs mois sans soutirage : on n’intervient pas, on laisse les lies travailler. Ce sont elles, ces levures mortes, qui, en se dégradant lentement, nourrissent le vin, l’arrondissent, lui offrent ce gras et cette tension. On notera que la très grande majorité des rouges naturels de Bordeaux ne subissent aucune filtration ni collage (ni blanc d’œuf, ni bentonite, ni gélatine), ce qui préserve la matière et la profondeur (source : “Le Vin naturel, mode d'emploi”, Éditions Rouergue).

Sulfites, intrants et l’obsession du « rien de trop »

Là réside la ligne de partage la plus visible. Dans le rouge naturel, la règle est toujours le minimum d’intrants, voire leur absence totale. Cela se traduit concrètement par :

  • Ajout de SO (sulfites) : la plupart du temps aucun ajout (donc < 10 mg/l résiduel), parfois une micro-dose à la mise (10 à 20 mg/l maximum) pour stabiliser.
  • Pas d’acidification ni de sucre ajouté. L’équilibre se construit à la vigne.
  • Pas d’enzymes, de levures ou de bactéries du commerce.
  • Aucune technique invasive : pas d’osmose inverse, pas de thermovinification, pas de flash-détente.

Zoom : Différences versus Bordeaux conventionnel

Étape Rouge Nature Bordeaux Conventionnel
Vendange Manuelle, sélective Souvent mécanique
Encuvage Grappe entière possible, pas de broyage agressif Éraflage systématique, broyage machine
Fermentation Levures indigènes, pas d’intrants Souche de levures ajoutées, enzymes fréquents
Élevage Cuve ou vieux fût, pas d’additif Bois neuf, collage, filtration
Sulfites Aucun ou doses minimes 50-180 mg/l autorisés (source : OIV)

Risques, métiers d’équilibristes et saveurs singulières

Vinifier sans filet, c’est marcher sur une ligne tendue entre pureté et déviance. Le vigneron naturel de Bordeaux l’accepte, compose avec ses incertitudes. Des phénomènes tels que “la souris” (odeur de croûte de fromage), la reprise de fermentation en bouteille ou l’oxydation précoce guettent, mais la récompense est là : des vins de caractère, de terroir, d’expression immédiate, parfois bruts, jamais formatés.

Ces méthodes font aujourd’hui école, et de plus en plus de chais se dotent d’outils simples mais précis : contrôle fin des températures via baignoires de refroidissement (plutôt que thermorégulation infernale), bâtonnage manuel, dégustation quotidienne… Chez beaucoup, l’humilité se lit dans les carnets de cave tachés à l’encre : ici, on note la météo, la sensation du jus, jamais un protocole figé.

Selon Nature et Progrès, moins de 0,5% des bouteilles bordelaises revendiquent un mode de vinification pleinement nature, mais la dynamique est là. Les pionniers du Bordelais — Closeries des Moussis, Château Planquette, Château Falfas, Vignobles Bardins, Château Massereau, La Petite Sommelière, pour n'en citer que quelques-uns — tracent un sillon profond pour la région.

L’éclosion d’un nouveau Bordeaux

Les méthodes de vinification des rouges naturels de Bordeaux redéfinissent, doucement mais sûrement, l’identité d’une région. Elles rendent possible une palette insoupçonnée de textures, d’arômes, de caractères – loin de la reproduction en série.

  • Diversité des profils : chaque cuvée devient un portrait de l’année, du lieu, du vigneron.
  • Fragilité assumée : aucun vin n’est éternel, aucun n’offre la même sensation deux années de suite, mais tous portent la vibration du vivant.

A Bordeaux, cette vinification de la simplicité (qui n’est jamais simpliste), c’est aussi la promesse de redécouvrir le vin rouge dans sa fragilité, ses éclats, son expression la plus sincère. Pour les amateurs, c’est une source toujours renouvelée de curiosité et d’émotion, et la perspective, peut-être, de voir le Bordelais s’ouvrir — comme une rose ancienne — à d’autres récits et d’autres dégustations.

Sources : (1) “Vendanges à la main et sélection parcellaire”, Fédération des Vins Naturels. “Le Vin naturel, mode d'emploi”, Éditions Rouergue. Données Interbio Nouvelle-Aquitaine, 2023. Organisation Internationale de la Vigne et du Vin (OIV). Nature & Progrès, Guide 2023.

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