Du grain à l’ivresse : choisir un cépage pour vinifier naturellement en rouge

24 juin 2025

Voix du sol : pourquoi le choix du cépage est tout sauf anodin

Dans une région où résonnent les noms de cabernet, merlot et malbec tel un chœur ancien, choisir un cépage pour vinifier naturellement — sans intrant, sans artifice, mais non sans exigence —, c’est écrire une histoire nouvelle sur un parchemin millénaire. Il ne s’agit pas simplement de sélectionner une variété pour ses notes fruitées ou sa couleur profonde, mais bien de l’écouter, d’imaginer son dialogue avec le lieu, le climat, le vivant qui l’entoure. Ici, l’intervention minimale du vigneron donne toute la responsabilité — et la lumière — à la matière première. Savoir choisir le cépage, c’est comprendre, quelque part, ce que veut dire “lâcher-prise” sans renoncer à la cohérence.

Nature ou nature : la vraie définition dans la vigne

Vinifier “naturellement” suggère une absence de produits de synthèse à la vigne, une vinification sans intrants œnologiques (levures exogènes, enzymes, sulfites ajoutés…), une filtration minimale [Source : Association des vins naturels]. Mais le cœur battant du vin, c’est la grappe. Un cépage adapté à la vinification nature :

  • Résiste spontanément aux maladies dans son environnement
  • Présente un équilibre naturel sucre-acidité-tanins
  • Exprime la singularité de son sol sans nécessiter de “maquillage”
  • Permet une fermentation franche, sans risque majeur de déviation aromatique

Critères essentiels pour choisir un cépage rouge en vinification naturelle

  • Capacité à mûrir sainement : Un raisin plus résistant aux maladies cryptogamiques (mildiou, oïdium, botrytis) réduira les besoins en traitement. Citons par exemple le côt (malbec) ou le fer servadou sur certains terroirs du sud-ouest, ou encore le gamay et le pineau d’aunis en Loire.
  • Robustesse des peaux et des tanins : Des peaux épaisses limitent les risques de pourriture et développent une structure tannique naturelle. Le tannat, bien qu’estimé robuste, demande un bon dosage en vinification pour ne pas dominer.
  • Expression aromatique spontanée : Certains cépages ont une forte identité : le pineau d’aunis avec son poivre, la syrah avec ses épices, le cabernet franc avec sa fraîcheur. Cette identité devient le fil rouge d’une vinification sans fard.
  • Acidité naturelle : L’acidité protège le vin et son profil lors de fermentations lentes ou spontanées. Le persan en Savoie, par exemple, maintient une tension remarquable tout en favorisant la stabilité.
  • Sensibilité aux levures indigènes : Certains cépages démarrent plus volontiers sur leurs propres levures, déjouant ainsi le piège des fermentations languissantes ou des arômes déviants (piqûre lactique, volatile excessive…).

Bordeaux et la promesse des anciens : redécouvrir les cépages oubliés

La monoculture locale a longtemps effacé du paysage l’épaisseur ampelographique de la région. Pourtant, avant les années 1960, le vignoble bordelais était un puzzle de dizaines de variétés rouges : castets, bouchalès, petit verdot, et surtout le fameux carménère, rescapé à la faveur du réchauffement climatique.

Le retour, chez quelques vignerons libres, de ces “cépages modestes” (pour reprendre le mot du Master of Wine Pierre Galet), a révélé des équilibres jusque-là oubliés. Côté nature, les pionniers bordelais — Jean-Pierre Robinot en Loire pour le pineau d’aunis, ou Nicolas Carmarans dans l’Aveyron pour le fer servadou — nous inspirent : leurs vins sont vivants parce que le cépage l’est, fidèle à son lieu.

Un chiffre : selon les chiffres de l’INRAE, plus de 1200 cépages sont aujourd’hui recensés en France, mais à Bordeaux, 98% des surfaces restent dédiées au trio cabernet-sauvignon, merlot, cabernet franc [Source : ITAB, chiffres 2022]. Rouvrir le jeu, c’est aussi ouvrir le spectre sensoriel du naturel.

Petite cartographie sensorielle : les cépages “amis” des vinifications natures

  • Merlot : Très répandu, il se prête étonnamment bien à une vinification douce et sans soufre, révélant une jutosité de fruit mûr. Mais attention aux excès d’alcool si la vendange est trop avancée ou le réchauffement trop marqué.
  • Cabernet franc : Sa fraîcheur, son explosivité végétale, sa finesse de tanin en font un compagnon de choix des approches naturelles, à condition de gérer sa maturité pour éviter le poivron.
  • Pineau d’aunis (Loire) : Poivre doux, notes florales, vivacité : il s’épanouit par macération courte ou pressurage direct. Peu productif mais d’une incroyable vitalité en nature.
  • Gamay: Roi du Beaujolais, il sait épouser la vinification nature par sa souplesse, sa capacité à digérer le carbone (en macération carbonique) et ses arômes croquants.
  • Trousseau, mondeuse, persan : En Savoie, Jura ou Beaujolais, ces cépages résistants proposent des profils digestes, vibrants, adaptés à la vinification sans filets.
  • Abouriou, négrette, fer servadou: Moins connus, ils illustrent cette voie d’une nature “rude mais juste”, où le fruit prime sur l’esbroufe.

Ce que raconte une grappe : exemples concrets, millésimes à l’appui

En 2021, millésime froid et humide, plusieurs domaines natures du sud-ouest ont privilégié le négrette pour sa capacité à affronter la pourriture grise, là où le merlot a parfois perdu la partie. En 2022, année caniculaire, certains “petits” cépages, comme le castets ou le touriga nacional expérimentés dans le Bordelais, ont tiré leur épingle du jeu grâce à leur résistance à la sécheresse — un enjeu central pour la viticulture de demain [Source : IFV, essai expérimental CASTETS].

La vinification naturelle, dans chaque cas, ne tolère que peu l’à-peu-près : trop d’alcool, acidité effondrée, peaux trop fines, et la casse biologique ou aromatique n’est jamais loin. D’où l’idée, adoptée par Vignobles Jousset en Loire, ou Domaine de l’Ecu en Bretagne, de vinifier cépage par cépage, parcelle par parcelle, pour laisser au vin le loisir d’être lui-même, même en année capricieuse.

Risques, découvertes et réinvention : la liberté du choix en nature

Vinifier sans intrant, c’est aussi accepter une part de risque. Certains cépages sont plus capricieux, leurs jus peuvent “tourner”, s’acidifier, révéler des arômes mal contrôlés si le process échappe au vigneron. Mais la récompense est là : lorsque la nature s’aligne, le vin s’exprime dans sa pureté, raconte son millésime, son sol, la sensibilité de la main humaine qui a su résister à la tentation du contrôle excessif.

Le champ des possibles s’ouvre — notamment via la replantation de cépages résistants comme le caladoc, le marselan, ou les sélections d’ampélographes menant de nouveaux essais hybrides (Vitisphere, 2021).

Prolongement : habiter le sol et le temps

En vin naturel, choisir son cépage n’est jamais un acte technocratique. C’est un engagement, une conversation entre les racines, le vent, le souvenir et la promesse. Le vigneron doit interroger son terroir et parfois le défier, refuser la peur du rendement, préférer le risque de la sincérité à la sécurité de l’uniformité. La beauté du vin rouge naturel, c’est qu’il sait s’accompagner de toutes les histoires, surtout de celles qu’on a osé recommencer.

Peut-être est-ce là, l’humilité et la grandeur du choix du cépage : affirmer la seule certitude que la nature reste la première et la dernière des signatures.

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