Entre-deux-Mers : nouvelle terre promise du vin nature à Bordeaux

4 juillet 2025

Une terre discrète, longtemps à l’ombre des géants

Au cœur du triangle tracé par la Garonne et la Dordogne, l’Entre-deux-Mers fut longtemps considérée comme l’annexe verte et paisible des grands Bordeaux historiques. On y devinait surtout un océan de blancs souples et parfumés, souvent relégués loin derrière les rouges soigneusement encensés de la rive gauche et ceux plus charpentés de la droite. Pourtant, la géographie a une mémoire, et elle sait redistribuer les cartes : ce sont justement ces terres oubliées, secrètes, ondulant à perte de vue, qui suscitent aujourd’hui l’un des plus vibrants mouvements du vin nature dans la région bordelaise.

Mais d’où vient ce souffle nouveau ? Qu’est-ce qui attire tant de vignerons engagés, jeunes ou en reconversion, à poser leurs barriques et leurs rêves dans ce morceau de campagne ? Entre argiles, calcaire coquillier et dédale de petits villages, c’est tout un nouveau récit qui s’invente.

Un terroir pluriel, source d’inspiration et de liberté

Le premier atout de l’Entre-deux-Mers, c’est sa mosaïque de sols. Loin de l’image d’Épinal d’une terre monotone, ce patchwork déroule tout un théâtre géologique :

  • Argilo-calcaires sur plateaux, conservant fraîcheur et profondeur, chairs et éclats ;
  • Graves ou boulbènes limoneuses, parfaits pour des rouges digestes et une production à l’écoute du vivant ;
  • Zones sablo-limoneuses et veines ferrugineuses au détour de la forêt de la Double ou du Sauternais, pour des expressions variées et subtiles.

Selon les chiffres de l’INAO (Institut National de l’Origine et de la Qualité), l’Entre-deux-Mers totalise près de 35 000 hectares de vignes, sur près de 6000 exploitations viticoles. Mais seuls 15 % environ sont encore dédiés aux blancs en AOC « Entre-deux-Mers ». Les autres sont bien souvent convertis en rouges, en Bordeaux ou Bordeaux Supérieur, libérés de l’attente collective, offrant ainsi aux vignerons de la région une remarquable plasticité de choix.

Pour les artisans du vin nature, c’est cette diversité sauvage qui attire. Chaque parcelle possède sa sensibilité — un mot retenu ici à dessein, parce qu’il s’agit avant tout de redonner voix et vibration aux terroirs que l’on a trop longtemps cherché à standardiser.

Le prix de la liberté : foncier accessible et modestie du lieu

Ici, pas de « châteaux » millionnaires, ni de concours effrénés pour décrocher une AOC prestigieuse. Après la crise du vin des années 1990-2000 et les arrachages qui suivirent, beaucoup de vignes furent abandonnées ou mises à prix modique. Ce contexte a profondément modifié le visage régional :

  • Le prix moyen de l’hectare se maintient autour de 10 000 à 15 000 €, bien loin des montants de Saint-Émilion ou du Médoc, où il peut dépasser 200 000 € (source : SAFER, 2023).
  • De nombreux hameaux dépeuplés ont offert une sorte de page blanche. On y invente de nouveaux modèles, peu soumis aux pressions des circuits traditionnels (négociants, courtiers).

Cette réalité foncière ouvre les portes à une nouvelle génération de vignerons, bien souvent hors cadre. Nombre d’entre eux étaient ingénieurs, graphistes, biologistes, parfois enfants du pays, parfois exilés volontaires venus redonner sens à leur vie — et à leur terre.

Le climat, entre caprice et atout : créativité et résilience au service du vivant

L’Entre-deux-Mers, c’est aussi le carrefour d’influences climatiques multiples. Le vent d’ouest y souffle et tempère les excès, mais l’humidité des rivières enveloppe les coteaux de brumes matinales, favorisant à la fois la vie microbienne et certains maux, comme le mildiou.

Paradoxalement, ce défi climatique oblige à l’inventivité : le recours à la polyculture, le maintien de haies vives et de mares, le choix réfléchi des pieds francs, ainsi que la conversion rapide au bio (plus de 2100 hectares en bio ou conversion sur l’Entre-deux-Mers selon l’Agence Bio, 2023) sont désormais la norme chez ces vignerons engagés.

La grande leçon de ce climat : il apprend la patience et le respect, il exige la sobriété des intrants, et encourage des pratiques douces mais exigeantes. Les rouges nature y gagnent une fraîcheur, une tension, une buvabilité qui tranche avec l’image lourde souvent associée à Bordeaux.

Un terrain favorable pour expérimenter — et changer la donne

L’Entre-deux-Mers joue le rôle d’un laboratoire à ciel ouvert : moins surveillée, moins convenue que les appellations classiques, la région autorise de multiples audaces. En voici quelques-unes, recensées lors de rencontres ou dans la presse spécialisée :

  • Cépages oubliés : retour du castets, du bouchalès ou du prunelard, travail sur le carmenère et nouveaux clones de malbec génétiquement variés (source : France 3 Nouvelle-Aquitaine).
  • Vins de soif et cuvées en amphores : macérations courtes, élevages sans soufre, rouges vifs et gouleyants.
  • Pratiques sans intrants et vendanges manuelles : aujourd’hui, 80 % des domaines nature locaux vendangent encore à la main, soit deux fois plus que la moyenne bordelaise (source : Interbio Nouvelle-Aquitaine).

Il n’est pas rare de croiser dans la même cuvée l’élégance d’un merlot subtil, l’esprit farouche d’un cabernet franc, la vivacité du malbec, à mille lieues des standards d’assemblages fixés ailleurs. Ce foisonnement naturel séduit une clientèle avide d’authenticité, de liberté et de goût revendiqué.

Réseau d’entraide et nouvel art de vivre

Ce qui frappe aussi, c’est l’esprit de solidarité farouche qui anime l’Entre-deux-Mers nature. Beaucoup de néo-vignerons y créent des collectifs (La Bande des Vins Natures, Vinorama…) qui partagent matériel, savoir-faire et outils. Les manifestations comme “Bulles au Centre” ou “Vins Vivants d’Aquitaine” font salles combles chaque année, tissant des liens entre vignerons et amateurs, et brisant les vieux clivages.

On croise dans ces douces collines une vie de village retrouvée, faite de petits marchés, de scènes musicales impromptues à la cave, de chantiers collectifs où l’on taille et plante ensemble, d’apéros-petites récoltes… Le vin nature d’Entre-deux-Mers n’est pas qu’une boisson : c’est un art-de-vivre en résistance, une manière de réhabiter un territoire et d’y recréer du lien humain.

Des rouges nature, ambassadeurs d’un renouveau bordelais

Hier, peu de bouteilles rouges de l’Entre-deux-Mers osaient s’afficher hors d’une mention “Bordeaux”. Aujourd’hui, elles portent fièrement les signatures de domaines indépendants, de cuvées parfois “hors appellation” revendiquée, mais dont la réputation s’étend jusqu’à Paris et même jusqu’au Japon, d’après le magazine Wine Spectator (2023). La demande pour ces vins naturels, inattendus à Bordeaux, grimpe en flèche : selon les données du Syndicat des Vignerons Bio d’Aquitaine, la commercialisation de vins natures n’a cessé de croître dans la région, atteignant près de 10 % des ventes directes pour certains domaines pionniers.

Souples en bouche, éclatants au nez, digeste en cœur et souvent surprenants sur un plat d’herbes sauvages ou un fromage vif, ces rouges expriment enfin la voix singulière d’un Bordelais rebelle, pluriel et en pleine renaissance.

Perspectives : l’Entre-deux-Mers, laboratoire du vivant

Rien n’est figé dans ces paysages encore mouvants. L’Entre-deux-Mers s’affirme comme la vigie d’un Bordelais capable de se réinventer en dehors des sentiers battus : zone d’accueil pour l’imagination, la polyculture et l’écologie, mais aussi pour une esthétique du partage, loin des codes figés de la grande histoire viticole.

S’il fallait résumer, on retiendrait le mot réinvention, ou mieux : résurgence. En embrassant le vivant, ses luttes et ses échecs parfois, les vignerons nature d’Entre-deux-Mers n’inventent pas un Bordeaux en miniature, mais un monde à part — équivoque, libre, audacieux. Derrière chaque verre, c’est tout un paysage et tout un visage du Bordelais méconnu qui s’offrent, enfin, dans leur sincérité.

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