Quand le terroir parle plus fort : Naturel vs Conventionnel, dialogues de sols et de vins

2 août 2025

La notion de terroir : une chimie, une culture, une émotion

Le mot “terroir”, bien français ici, voyage mal : les Anglo-Saxons se contentent parfois de “place”, les Espagnols de “paraje”. Il échappe à la science pure. Mylène clarifie : le terroir, ce n’est pas juste la terre. C’est l’emboîtement subtil de :

  • La géologie : argiles de Saint-Émilion, graves du Médoc, calcaires de l’Entre-Deux-Mers …
  • Le climat : oscillation de l’Atlantique bordelais, brumes matinales, étés tendus.
  • Le vivant : microbes, insectes, graminées, mycorhizes, tout ce qui peuple le sol et la plante.
  • Le geste humain : taille, passage du tracteur ou du cheval, date des vendanges, intuition du vigneron ou de la vigneronne.

D’un point de vue scientifique, plus de 400 composés volatils dans le vin découlent directement du sol et du microclimat (source : Science Magazine). Mais tout n’est pas chiffrable : le terroir, c’est aussi la mémoire, la main qui touche les sarments.

La vinification naturelle : un amplificateur de terroir ?

Dans le vin naturel, la règle veut qu’on n’ajoute rien ou presque : pas de levures exogènes, pas ou très peu de soufre (max 30 mg/l souvent, vs 150 mg/l autorisés en conventionnel), pas d’enzymes, pas de collage. Mais surtout : on laisse les fermentations indigènes travailler, ce qui veut dire portes grandes ouvertes à la flore locale de la cave et du vignoble.

  • Sans masques chimiques : Les études menées par l’IFV (Institut Français de la Vigne et du Vin) montrent que le profil organoleptique des vins naturels varie plus fortement d’un millésime à l’autre — en miroir de chaque année, chaque sol. Le vin “exprime” plus visiblement son origine.
  • Le goût du lieu : En naturel, la présence de composés phénoliques spécifiques liés au sol, comme certaines pyrazines ou thiols volatils, est mieux préservée (source : Revue des Œnologues n°181, “Vins naturels et expression du terroir”).
  • Risque de déviances : Oui, parfois, la liberté laisse passer des notes animales, “funky” — que les partisans du conventionnel jugeront “défauts”. Mais ces signatures ne sont, dans la majorité des cas, qu’un reflet du vivant local.

Les vins naturels, nés de fermentations indigènes, racontent la différence entre deux rangs de vignes, la pluie tombée en septembre, la santé du jardin microbien. Là où la cave conventionnelle harmonise et adoucit, le chai naturel accentue et crie les démarcations du paysage.

Technologies œnologiques : le filtre du conventionnel

Dans une cave conventionnelle, le vigneron est metteur en scène : il choisit la levure (souvent extraite en laboratoire, sélectionnée chez Lallemand ou Fermentis), la clarifie, filtre, corrige l’acidité, ajoute des enzymes. Ces choix offrent une sécurité, une régularité, une maîtrise précise du résultat.

  • Uniformisation : D’après l’OIV (Organisation Internationale de la Vigne et du Vin), 80% des vins vendus sous les grandes appellations françaises sont vinifiés avec des levures industrielles, qui “donnent le même vin à Paris, Los Angeles ou Pékin”.
  • Perte de singularité : Les pratiques conventionnelles effacent certains arômes naturels du sol — c’est le cas des notes terreuses liées à la géosmine, ou des accents minéraux (cf. Journal of Wine Economics).
  • Levures exogènes : Si elles garantissent la sécurité, elles gomment la typicité locale. Une étude menée sur 47 chais bordelais a révélé que 90 % des vins issus de levures sélectionnées perdent entre 37 % et 62 % des marqueurs d’expression du sol (source : Université de Bordeaux, 2018).

Tout l’art du conventionnel est dans cette maîtrise du geste. Mais le terroir se retrouve parfois relégué à l’arrière-plan d’un scénario balisé, prêt à séduire le palais internationalisé.

La biodiversité, pierre angulaire de l’expression du terroir

Il est difficile d’ignorer que la vigne ne pousse jamais seule. Les pratiques naturelles entretiennent la microbiologie du sol : présence de compost, refus des pesticides de synthèse, enherbement spontané ou poussé. Cette vie, invisible à l’œil, influe pourtant sur la signature aromatique du vin.

  • Sol vivant = voix forte du terroir : Selon Nature (2013), les vins issus de sols riches en micro-organismes développent 25 à 35 % de composés aromatiques en plus spécifiques à chaque parcelle.
  • Effet microbiome : Une étude du Dr Joana B. Vicente, UC Davis (2020), montre que jusqu’à 50 % des arômes tertiaires du vin proviennent du métabolisme des micro-organismes propres au terroir.
  • Pesticides et appauvrissement : À contrario, l’usage de glyphosate, fongicides, insecticides, réduit la diversité microbienne du sol de 60 à 80 % (INRAE, 2021), entraînant une perte mesurable d’expression de terroir.

Ici, le naturel permet l’épanouissement d’une voix plus complexe, parfois brute, mais unique, là où le conventionnel tend à lisser la partition.

Bordeaux : du laboratoire à la mémoire collective

Si Bordeaux semble aujourd’hui marcher à deux vitesses (grand marché conventionnel face à la percée des rouges naturels), le vignoble garde dans ses archives des témoignages édifiants. Jusqu’aux années 1950, tout Bordeaux était “naturel”, faute d’alternatives chimiques. Les vigneronnes et vignerons de l’époque laissaient parfois la nature aller trop loin (oxydations, piqûres acétiques), mais certains millésimes anciens évoquent aujourd’hui, à l’aveugle, l’emplacement précis d’une parcelle oubliée.

  • Anecdote gustative : En 2015, lors d’une dégustation de vieux barsac (1952), des œnologues ont identifié la “trame” calcaire typique du sud de Bordeaux, absente dans le même domaine en millésimes récents, conventionnels (source : CIVB - Comité Interprofessionnel du Vin de Bordeaux).

La nouvelle génération de vignerons naturels à Bordeaux, souvent issue d’autres régions ou d’horizons non-viticoles, revendique des vins qui bousculent les habitudes sensorielles et remettent la notion de terroir au centre de la conversation. C’est aussi un acte politique : montrer que Bordeaux ne se résume pas à une signature unique imposée par l’appellation ou le marché.

Limites et questions ouvertes

Dire que le vin naturel “exprime mieux le terroir” pose des questions de subjectivité. Certains dégustateurs, peu familiers de la pureté radicale des vins “sans rien”, peuvent confondre l’expression du terroir et celle d’éventuels défauts microbiens. D’autres regrettent une variabilité qui “fatigue” le palais.

  • Mais le naturel n’est pas une garantie automatique de terroir : mal vinifié, il peut masquer le paysage sous des arômes de souris ou de cidre…
  • Certains vins conventionnels, élevés dans le respect du parcellaire et avec peu d’artifices, laissent aussi le terroir s’exprimer.

Le dialogue continue : faut-il tout laisser faire, ou intervenir pour traduire sans trahir ?

L’avenir : Pour un terroir pluriel et vivant

Finalement, le vin naturel, loin d’être un simple manifeste “anti-chimie”, pose une question centrale : quelle voix voulons-nous entendre en ouvrant la bouteille ? Chacun, amateur ou curieux, décide de sa définition du “grand vin” : celui qui rassure, qui parle fort, qui amuse, qui frappe la mémoire. Mais les études convergent : la diversité, la vitalité, la main légère, donnent au terroir ses plus beaux accents.

Dans la jungle des amphores et barriques, entre microcuvées audacieuses et cuvées de marché, laissons une place à l’imprévisible, à ce qui, dans chaque vin, transcende la recette pour raconter une histoire d’ici, unique, peut-être imparfaite — mais vivante.

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